Carnet de Birmanie : les Rohingya oubliés.
Carnet de voyage du Rappeur Médine en compagnie du Collectif HAMEB, à l’intérieur des camps de concentration des Rohingyas en #Birmanie.
« Le gouvernement de Birmanie doit immédiatement mettre un terme à ces graves violations des droits de l’Homme contre son peuple, au lieu de continuer à nier qu’elles se sont produites, et accepter la responsabilité de garantir que les victimes aient accès à la justice, à des réparations et à être en sécurité », a déclaré la semaine passée le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. En novembre 2016, l’ONU avait même fait état d’un « nettoyage ethnique ». La Birmanie compte 88 % de bouddhistes et plus d’une centaine de minorités ethniques et culturelles — les Rohingya, de confession musulmane, ne sont toutefois pas reconnus comme birmans par les autorités nationales : 800 000 personnes se voient tenues pour apatrides depuis le début des années 1980. Le rappeur havrais Médine s’est rendu sur place, aux côtés du collectif HAMEB (Halte au massacre en Birmanie) : il sort aujourd’hui le clip de son morceau en hommage aux Rohingya, « Enfant du destin : Nour » ; nous publions quant à nous ses notes de voyage. ☰Par Médine
Paris. Hasard du calendrier : c’est la Journée internationale des droits de l’Homme. Le bus contient des voyageurs de tout type : mama sénégalaise emmitouflée dans un pagne en wax et doudoune en polyester, rasta blanche aux rajouts de mèches blondes qui contrastent sur les rougeurs de son visage causées par le froid… C’est ma première dans les bus Macron, dont tout le monde vante les mérites comme l’ouverture du nouveau resto branchouille. Je m’endors très rapidement, bercé par le relief normand. Je me souviens m’être demandé ce que les gens penseraient de tout ça, de ce morceau, de ce voyage et de son but. Après deux escales, une à La Défense et l’autre à Porte Maillot, le bus me largue dans l’un des nombreux parkings de l’aéroport Charles de Gaulle. J’attrape la navette qui m’emmène au Terminal 2 — j’ai réservé une nuit non loin de l’aéroport, une mauvaise habitude qui me coûte cher la nuitée mais m’assure d’être à l’heure pour les formalités d’embarquement très tôt le matin. Chambre 204, vue sur parking embrumé avec musique lounge en fond sonore. J’écoute plusieurs fois la maquette du morceau « Enfant du destin : Nour » avant de me rendre compte qu’il s’agit d’une version en chantier et que la définitive se trouve dans l’un des nombreux mails envoyés plus tôt dans la semaine par Proof, mon beatmaker. Je commence mon immersion dans l’actuel Myanmar [autre nom de la Birmanie, ndlr]. J’ouvre plusieurs fenêtres sur l’écran de l’ordinateur — articles de presse ou photos — avant de terminer ma soirée devant les Simpson afin de me ventiler l’esprit. Deux épisodes monstrueux : l’un où Moe, le patron de bar, devient poète et l’autre où Homer s’engage dans l’armée US. Réveil programmé à 6h30.
« Les robes orange safran des moines se mêlent à celles des femmes bonzes, qui portent l’habit religieux rose pâle en s’abritant sous leur parapluie en osier. »
Rangoun. Une journée qui a certainement duré quarante-huit heures. Cinq fuseaux horaires plus loin vers l’est, à contresens de la course du soleil. Les souvenirs sont brouillés par la quantité d’images non classées dans la base de données qui me sert de mémoire. En vous épargnant le rituel des checking aéroportuaires en tout genre, je reviens sur l’événement phare de mon voyage : le retard. En tout, près de quatre heures — non pas au départ mais à l’arrivée, à cause d’une mauvaise visibilité (selon la voix saturée qui sort des haut-parleurs de l’avion). Après avoir tenté une première approche sur le tarmac de Rangoun, le pilote remettra les gaz pour reprendre de l’altitude au-dessus des nuages rosis par le soleil naissant. À l’arrivée, face aux ersatz de pagodes servant d’entrée au terminal, quelques carcasses d’avions hors d’usage plantent le décor. Un checkpoint — moins corsé que ce que j’avais imaginé — m’accueille. Les uniformes du personnel d’aéroport ne sont tout de même pas sans rappeler que l’armée reste omniprésente. Les jeunes femmes arborent une tenue à peine démilitarisée — coquetterie étrange : des chaussettes portées à hauteur de mollets, fourrées dans une paire de mocassins à talons sombres. J’ai seulement hâte, alors, de sentir la caresse (ou la morsure) du soleil sur mon visage. Dernier rempart : le rayon X qui scanne les bagages sans grand contrôle. Je saute dans le premier taxi ; il arbore sur son rétroviseur le portrait du moine Wirathu, populaire pour ses positions extrêmes concernant la minorité musulmane des Rohingya. Il est même surnommé par certains médias occidentaux le « Ben Laden bouddhiste ». Toujours est-il que le chauffeur s’ambiance sur « Say Say Say » de Michael Jackson et Paul McCartney, me mettant en totale sécurité auditive. La musique triomphe encore là où les idées s’affrontent.
Yangon. Malgré mes yeux fatigués, je ne manque rien du spectacle qu’offre Yangon. Une ville que je ne connais qu’à travers la vision que Sylvester Stallone m’en donna dans le dernier volet de la saga Rambo. Une ville que je croyais être la capitale jusqu’à ma venue ici : elle n’est en fait que capitale économique. La ville de la nobelisée Aung San Suu Kyi est aussi colorée que les sarong de cette dernière. Les robes orange safran des moines se mêlent à celles des femmes bonzes, qui portent l’habit religieux rose pâle en s’abritant sous leur parapluie en osier. De nombreux stands jalonnent la route jusqu’à l’hôtel où nous logeons — fleuristes, potiers, fabricants de statue et forgerons défilent devant nous… Notre hôtel est situé face à une barre d’immeuble dont la pierre est recouverte de traces de gaz d’échappement et autres dépôts de pollution, lui donnant quelque aspect grisâtre très ancien. On pourrait même croire qu’il s’agit là d’infrastructures classées au patrimoine mondial tant la vétusté des lieux laisse croire à une architecture d’un autre siècle. Le moindre centimètre carré au pied des immeubles est exploité par les restaurateurs de street food. Grillades sur charbon de bois, breuvages de fruits locaux, fritures en tout genre… Je rejoins la pagode principale du quartier, gardée par deux gigantesques statues : sans doute des animaux chimériques de la tradition bouddhiste. La pagode Shwedagon est le centre névralgique de l’endroit où je loge : tout semble mener à elle. Le toit-terrasse de l’hôtel en a fait son attraction principale en offrant de jour comme de nuit une ligne d’horizon coiffée d’un dôme d’étincelantes dorures. C’est ici que je rencontre Ali, du collectif HAMEB, de Belgique — il nous a précédés d’un jour pour mieux préparer l’opération humanitaire. Un quadragénaire immense à l’accent belgo-marocain : la stature sait mettre en confiance pour ce type de voyages dit « à risques ». Ali connaît très bien le terrain ; il est déjà venu quatre fois en Birmanie. C’est le quatrième Belge avec qui je pars en séjour cette année ; quatre expériences différentes mais qui se confirment entre elles : la qualité humaine des souffre-douleurs de nos blagues potaches reste exceptionnelle ! La première mauvaise nouvelle tombe en fin de journée. Moussa ne nous rejoindra pas à Rangoon car son vol domestique tardif lui a fait louper son vol international. Il est au Bangladesh, pays où il fut emprisonné durant 7 mois pour « activités suspectes ». On se retrouvera certainement à Sittwe dans quelques jours. Inch’Allah !
Crédit : Florin de France et Cheez NAN
Sittwe. Embarquement sur le tarmac bouillonnant qui embrume l’horizon, à bord d’un appareil à la carlingue poussiéreuse et aux hélices émoussées. Ce vol domestique nous transporte vers l’État d’Arakan. Cette fois, deux hélicoptères vert-camouflage sont stationnés devant l’unique salle d’attente qui fait office de terminal. Ils semblent escorter un avion avec un chargement important de hauts fonctionnaires. Les abords de Sittwe Airport sont gardés par de jeunes militaires en uniformes hétérogènes : casque pourpre, veste sable et treillis aux couleurs de la flore locale. Seule l’arme de combat est commune à tous et rappelle sèchement le contexte dès notre atterrissage. Dans la salle administrative au mobilier ergonomique, les voyageurs doivent repérer leurs bagages dans les chariots qui servent de tapis roulant. Une pancarte bleue électrique au lettrage blanc annonce les zones accessibles sans autorisation et celles où celle-ci s’avère indispensable dans l’État Rakhine. Le passage à la police aux frontières se fait au final sans trop de stress. Les taxis-brousse se bousculent en voyant la bande d’Européens que nous sommes : ici, on marchande en milliers de kyat — cette monnaie qui fait de toi un demi-millionnaire avec l’équivalent de 500 euros. À l’arrière du taxi, nous rejoignons les deux artères principales de Sittwe. Un rond point affiche en son centre une statue (hommage ou propagande ?) d’ouvriers travaillant le bambou et louant la valeur du travail. Le concert sonore de la ville alterne entre récitation religieuse, musique pop de karaoké et klaxons criards — sans code de la route apparent, l’avertisseur sonore des deux et quatre roues sert vraisemblablement de clignotant. Dans l’assourdissante compétition des décibels entre mégalopoles, Paris semble être à côté un oisillon qui n’a pas encore mué.
« Notre gars bouffe les mots comme un gitan sorti d’un film de Guy Ritchie avec la voix de Tchéky Karyo. »
Être justement réveillé par les klaxons… Je comprends mieux pourquoi la privation de sommeil par le son est une torture interdite par les Conventions de Genève ! À Rangoun, nous avions pris un repas digne de ce nom en prévision d’un régime draconien forcé sur Sittwe. Une prédiction vite démentie dès le premier breakfast chez RV : une sorte de brasserie ouverte du matin au soir, à la devanture rouge, style diner à l’étasunienne. Déjeuner à base de riz frit, fruits de mer, piments frais, toasts et jus de fruits pressés. Chaque titre de musique joué est un remix local d’un grand classique de la pop internationale : Mariah Carey, Michael Jackson, Scorpions… Et même un morceau du Roi Lion. Notre chauffeur, le temps du séjour, nous est présenté : un certain « Baw Baw » (prononcer « Bobo »). Un jeune d’à peine trente ans. Dents rougies par le bétel (tabac birman à chiquer), cheveux coiffés en bataille. Son visage, recouvert de poudre de thanakha (cosmétique local), donne l’impression d’avoir été plongé dans une crème pâtissière qui aurait séché. Il porte une cigarette électronique autour du cou tel un bijou précieux. Il semble être bègue, à entendre sa diction — j’ai de l’empathie pour lui, moi qui, enfant, ai souffert du même trouble de la parole. Notre gars bouffe les mots comme un gitan sorti d’un film de Guy Ritchie avec la voix de Tchéky Karyo. Il conserve en fait un liquide pourpre sous sa langue : une mixture qui le rend euphorique et lui confère cette curieuse façon de tchatcher.
Ce débrouillard commence toutes ses phrases comme Columbo dans sa version originale : « My wife, she says… ». Baw Baw est censé nous aider à passer les checkpoints et nous amener jusqu’au camp de déplacés. Jusqu’aux Rohingya. Première tentative : nous allons directement au barrage — le premier s’ouvre sans trop de difficultés grâce à un billet bleu de 10 000 kyatt, soit 8 euros. Il en reste encore deux. Le second se montrera moins docile et nous enverra quérir une autorisation de passage au bureau de l’immigration. Nous rebroussons chemin jusque dans le centre ville ; l’attente se fait dans le van Toyota de notre conducteur qui, lui, s’emploie avec Nordine Errais — le président de l’ONG HAMEB — à récupérer une autorisation à coup de graissage de pattes… Le sport national. Commence le balai interminable de l’administration. Nos apprentis corrupteurs au pays du bakchich reviennent bredouilles ; les camps, ça ne sera pas pour aujourd’hui ! Plan B : passer par une organisation locale qui nous permettra d’obtenir le sésame en contrepartie d’un pourcentage prélevé sur les dons. Autant vous dire que c’est un déchirement pour les humanitaires d’HAMEB, qui mettent un point d’honneur à conserver intacts les dons, sans même y prélever le budget de fonctionnement ni le financement logistique à même d’acheminer les sommes offertes par les donateurs. Mais l’urgence nécessite de réagir, au risque de perdre intégralement les bénéfices du séjour. D’autant plus que Baw Baw vient de recevoir la visite de la police dans son foyer ; il eut à rendre des comptes quant aux tentatives de soudoiement de la journée : « My wife says me : the cops are waiting for me in my home. » Les espoirs de passer les barbelés s’amenuisent.
Crédit : Florin de France et Cheez NAN
Une fois effectuées toutes les photocopies de nos passeports, nous nous rendons au bureau d’un certain « Caw Caw » (prononcer Coco). Il débloquera notre situation en tant qu’interlocuteur privilégié d’ONG étrangères dans la région d’Arakan. Et ne manquera pas de sermonner Nordine : désormais, nous sommes sous sa responsabilité ; tenter de passer les checkpoints sans autorisation risquerait de nous attirer de gros soucis. Même si je lui suis reconnaissant de nous avoir fourni les accès, je crois surtout qu’il s’agit là d’une technique de représentant en alarme de maison : lorsque l’on a quelque chose à vendre, on s’arrange pour prévenir d’un grand danger inévitable sans le service proposé. D’autant plus que la dimension militante du collectif HAMEB — dénoncer les pratiques du gouvernement birman — semble poser problème ; il faudrait plutôt « s’en tenir aux actions humanitaires ». L’échange avec ce Caw Caw n’en reste pas moins cordial et intéressant : sa connaissance du sujet lui permet de se montrer clairvoyant quant aux solutions à mener pour une réconciliation entre Rakhines et Rohingya. Toutes ces discussions m’interrogent sur l’utilité d’un futur morceau sur le sujet et me poussent à renouveler mon intention : être le moins subjectif possible dans ce contexte encore à vif…
« Depuis les violences du mois dernier, au cours desquelles des policiers perdirent la vie, impossible de passer sans autorisation. »
J’espérais pouvoir accéder au camp aujourd’hui mais l’autorisation nous sera délivrée le lendemain seulement. Nous passons donc outre les mises en garde de début de journée et contactons Zaw Zaw. Ne me demandez pas pourquoi tous les surnoms du coin ont une double répétition syllabique, je ne pourrais vous répondre (même la serveuse du restaurant RV s’appelle Saw Saw). Ledit Zaw Zaw devait constituer le dernier recours à emprunter en raison de son appétence pour le papier de banque. Contrefaçon de Snapback des Houston Rockets vissée sur la tête, frange humide sur son front, longyi (pagne pour homme birman) vert, bouteille à petits carreaux et chandail, visage rond, ventre bedonnant. Il nous est présenté comme le gars qui débloque les solutions délicates. Je vois surtout l’incarnation idéale du second rôle pour ma vidéo. Ah, oui, je ne vous ai pas dit : parmi la somme d’images collectées, je compte réaliser un clip pour ma saga « Enfant du destin ». Zaw Zaw nous explique que ce n’est plus comme avant, que ce n’est plus comme l’an dernier, que ce n’est plus comme du temps de notre ami Moussa. Depuis les violences du mois dernier, au cours desquelles des policiers perdirent la vie, impossible de passer sans autorisation. Et encore moins en entrant avec ce qui ressemble de près ou de loin à une caméra. Juste avant de nous séparer, Zaw Zaw propose de nous emmener dans un village Rohingya libre d’accès : une proposition inespérée qui vient à un moment où la patience de l’équipe est au plus bas. Nous partons, à l’arrière du taxi-brousse, pour la campagne birmane.
Dès notre arrivée, nous attirons la curiosité des enfants. Une vingtaine nous encercle. Le décor se fond dans la végétation. Des maisons en bois de bambou et feuilles tressées s’entassent dans un espace grand comme deux terrains de foot. Les vieillards ont des barbes d’un dégradé de couleurs indécodable — même par un nuancier. La pauvreté transpire de chaque visage ; l’œil des moins jeunes ne pétille plus si bien que l’on se dit qu’il n’a jamais pétillé. Le leader du village se propose de nous faire visiter mais son entreprise sera bientôt brisée par l’arrivée d’un militaire, casque enfoncé à mi-yeux, uniforme mal taillé mais calibre bien chargé. Nous tentons une diversion en jouant les touristes naïfs venus faire des photos de la faune et la flore locales… L’évacuation est demandée tandis que des renforts à mobylettes arrivent. Sous escorte jusqu’à la sortie de la zone hautement contrôlée, nous nous arrêtons par hasard devant un cabanon où seul un demi-homme pourrait rentrer. À l’intérieur, un groupe de quadras qui en paraissent cinquante, posés comme des Algériens à la terrasse d’un café, nous accueillent et nous sensibilisent aux conditions de vie et à leur situation. Ce sont des Rohingya qui ne vivent pas sous contrôle permanent, ni dans des camps. Ils ont pu — je ne sais trop comment — conserver leurs privilèges. Sans doute doivent-ils se trouver assez éloignés du centre ville pour avoir pu conserver leurs habitations…
- Crédit : Florin de France et Cheez NAN
La pauvreté est la même que dans le village précédent. Le leader nous précise qu’ils ont, ici, une forme de « liberté relative » puisque personne ne sort vraiment du village, sauf nécessité. Mais ils sont surtout les oubliés des ONG : ni en situation de déplacement, ni prioritaires d’un point de vue humanitaire. Un dilemme me traverse l’esprit, le même, certainement, que celui de mes compagnons humanitaires : comment sélectionne-t-on les bénéficiaires ? n’est-il pas injuste de prioriser certains au détriment d’autres ? Des questions de novice sur le terrain, bien sûr. Le HAMEB assume la priorisation de certaines zones mais s’efforce tout de même de recenser plus largement les espaces d’intervention. Il est clair que ceux qui n’ont pas de quoi cultiver (car leur culture est confisquée), ni de quoi travailler (car il leur est interdit de circuler) doivent bénéficier de l’aide en priorité. Ça n’est qu’une question de temps pour les autres. D’ailleurs, grâce à cet arrêt imprévu, une opération de distribution est planifiée pour la fin de semaine dans ce village de Ka Din Pite Chay.
« L’endroit est encerclé par un camp militaire ceinturé de barbelés. L’armée n’y entre pas mais empêche les villageois d’y sortir. »
Nos autorisations viennent de recevoir les bonnes signatures. La durée ? Deux opérations sur deux jours, sous la responsabilité (entendre : sous escorte déguisée) d’une organisation locale. L’une dans un village et l’autre dans un camp. Les deux mots sont différents et ne désignent pas la même situation : le premier constitue une vitrine pour l’État Rakhine, qui dirige les ONG vers celui-ci afin de montrer qu’il n’y a pas de violation de droit (la population reste très pauvre et soumise à des contrôles de déplacement) ; le second compte des populations déplacées suite à un événement violent. La version officielle du gouvernement ? Les Rohingya sont regroupés dans ces endroits pour leur sécurité car des tensions inter-ethniques les exposent à des violences, au contact du reste de la population. En réalité, ils sont une minorité privée de droits fondamentaux — on ne leur reconnaît pas la nationalité, ni le droit de travailler, ni le droit à la terre, ni de se marier, ni de circuler librement… Notre arrivée au village fut précédée par un convoi de camions : ils ont déchargé les denrées alimentaires listées au préalable par les habitants eux-mêmes. Ainsi, riz, piment, sel, huile et lentilles vont être distribués à plus de 140 familles, soit environ 500 personnes.
Les familles font la queue devant la cour de la mosquée, cœur du village auquel tous les chemins mènent. Munies de tickets numérotés, elles signent de leurs empreintes un registre tenu par notre « escorte humanitaire ». Ici, on se ravitaille comme on entre en garde-à-vue, phalanges dans l’encrier bleu. Cela durera des heures. Tout le monde a en tête cette image des colonies de fourmis qui, les unes derrière les autres, acheminent sucre et autres articles pesant dix fois leur poids jusqu’à leur fourmilière en contournant le moindre obstacle sans jamais briser la chaîne… Vient le moment de la distribution de friandises pour les enfants. N’ayant vu les miens depuis plus d’une semaine, je redoute un peu ce moment auquel Ali le Belge semble vouloir m’initier : je retrouve le visage de mon dernier fils dans celui de chaque enfant de moins de deux ans. J’ai la gorge nouée en les voyant se presser devant moi à la simple vue des sachets multicolores. Avec Ali, nous espérions discipliner cet instant afin d’éviter les doubles distributions pour ne léser aucun enfant — rien à faire, nous sommes totalement dépassés ! Les 120 sucettes disparaissent en un éclair, dans le chahut le plus total. Ce village n’avait pas reçu d’aides depuis le mois de février 2016. Nous le quittons aux alentours de 15H30. Jusqu’ici, je n’avais que peu ressenti la présence militaire que j’avais pu voir, omniprésente, à l’aéroport — en réalité, l’endroit est encerclé par un camp militaire ceinturé de barbelés. L’armée n’y entre pas mais empêche les villageois d’y sortir.
Crédit : Florin de France et Cheez NAN
La veille, j’avais insisté auprès de l’équipe pour assister au déchargement du convoi qui avait prévu de se rendre dans les camps. C’est donc assez tôt que nous prenons la route afin de devancer les camions devant arriver en fin de matinée. Checkpoint. La première barrière s’ouvre… Nous poursuivons. Pas plus de 200 mètres plus loin, la deuxième se dresse une seconde fois — c’est ici que nous fûmes recalés quelques jours auparavant. Un poste de police peint en bleu, au milieu d’un chemin de terre. La poussière se lève lorsque des roues de véhicules l’empruntent. Nous sommes passés ! Nous sommes dans les camps de déplacés, les camps d’IDP (Internally displaced persons — personnes déplacées en interne), comme on les appelle. Je remarque que le van possède un toit ouvrant et demande au chauffeur de l’ouvrir. La tête dehors, prenant quelques images, je porte un masque contre la poussière qui s’infiltre jusque derrière mes lunettes. L’infrastructure du camp alterne entre maisons de fortune (certaines couvertes par des bâches de couleur) et bungalows de chantier vraisemblablement installés par les ONG. Des baraquements sont numérotés sur tout le chemin à l’aide d’une feuille A4 glissée sous une pochette plastifiée comme celles que l’on utilise à l’école. Des cabanons pour une personne, eux aussi numérotés d’un grand chiffre noir ou blanc, sont plantés dans chaque arrière-cour. Ce sont des WC sur pilotis, donnant sur des latrines enfouies sous une dalle de béton.
« Prophétie auto-réalisatrice d’Huntington et théorie du Grand remplacement de Renaud Camus semblent avoir de beaux jours jusqu’à l’autre bout de la planète ! »
À mesure que l’on s’enfonce, la chaleur s’intensifie. Peu de coins d’ombre aux alentours. Des rails de chemin de fer balafrent l’immensité du camp sur toute sa largeur. Des femmes y marchent coiffées de parapluies pour s’ombrager. Nous traversons une rue commerçante qui rappelle la ville de Daisy Town, dans Lucky Luke. Un objet attire mon attention, une sorte de ballon en osier tressé avec lequel j’avais vu jouer quelques jeunes de façon acrobatique. Un genre de beach volley se jouant seulement au pied. Plus tard, j’apprendrai qu’on le nomme chanelone — ou Cane Ball, à la britannique. Cette balle ferait un très bon cadeau pour mes fils Massoud et Ghenghis, restés en France chez leurs tantes et grands-parents (j’en prendrai une sur le retour). Arrivés au camp, un Rohingya patibulaire, vêtu d’un anorak coupe-vent rouge, nous accueille. Il transpire beaucoup. Son veston lui offre un statut important dans le district. Toujours autant d’enfants — c’est d’ailleurs l’un des préjugés les plus répandus au sujet des Rohingya : ils se reproduiraient massivement dans le but d’islamiser le pays. Une sorte de « croisade démographique » dont l’absurdité conduit à la régulation des naissances et des mariages par les autorités arakanaises. Prophétie auto-réalisatrice d’Huntington et théorie du Grand remplacement de Renaud Camus semblent avoir de beaux jours jusqu’à l’autre bout de la planète ! Ali me dira ironiquement : « L’État a peur que les 2 % que constituent les Rohingya deviennent 3 %. » Je fais le tour du camp en quelques enjambées. En l’absence de toutes canalisations, l’eau doit être pompée à même le sol à l’aide d’un levier, tantôt en fer, tantôt en bois. Des batteries d’alimentation sont rechargées par des panneaux solaires de différentes tailles. Des bâtonnets, embrochant des bouses de vaches, allumeront le feu. L’ambiance a un quelque chose de Mad Max, de Waterworld, voire même de Book of Eli — plus encore lorsque l’on entend au loin des battements de musique techno, dont je n’identifierai pas la provenance !
La mosquée sert à nouveau de point de ralliement. Deux camions arrivent. Type bétaillères, transportant sacs jaunes et blancs. Le circuit fourmilier se répète d’un endroit à l’autre. Je tente « une Kouchner » en prenant part au déchargement. Une compétition s’installe entre les mules que nous sommes : certains Rohingya portent jusqu’à trois sacs de 50 kilos sur leur dos. Des gringalets d’à peine 60 kilos ! Un second sac est ajouté à mon premier, nous sommes à 100 kilos sur les épaules. Mon orgueil est touché : moi, fils d’entraîneur de boxe, frère de prévôt fédéral sportif, je ne peux augmenter ma charge ! Le trajet est court, à peine vingt pas. Je transpire à grosses gouttes et donne à mon visage l’effet d’être passé sous un brumisateur. Je tiens jusqu’à la porte de la réserve mais le deuxième sac tombe, rattrapé de justesse par un Rohingya. Les habitants s’entassent devant la réserve avec leurs coupons — et commence la distribution… Bizarrement, je ne vois plus les enfants ; je sors et en découvre la raison : un marchand de glaces. À l’aide d’un congélateur mobile, un homme est occupé à embrocher une matière rouge au bout de bâtonnet ; les enfants tendent les bras. Je quitte le camp afin de tourner ailleurs quelques images.
Crédit : Florin de France et Cheez NAN
Last Day. Afin de finaliser quelques prises de vue, nous quittons l’hôtel à 7H45. Zaw Zaw conduit. Alors que nous prenons la route pour la campagne, une foule amassée autour d’une arène attire notre attention. D’immenses panneaux coupent court à nos interrogations et annoncent la tenue d’un grand tournoi de naban, la lutte birmane, discipline reine dans l’État Rakhine. La foule est compacte, masquant le ring central ensablé. Je repère un taxi stationné suffisamment près pour grimper sur le toit et le transformer en tribune de stade éphémère. Voyant mon quintal arriver près de son véhicule, le conducteur me fait des signes négatifs de la main ; j’avais déjà anticipé cette réaction en plongeant la mienne dans ma poche, pour brandir bien haut un billet qui me donnerait accès à cette loge improvisée. Nous sommes cinq ou six sur un toit grand comme une cabine téléphonique. Pour avoir pratiqué le grappling, j’ai quelques notions de lutte, glanées au Club de lutte havrais. Je comprends vite qu’il s’agit d’un genre de lutte libre : le but est de renverser son adversaire ou de le faire plier genoux. J’envoie un snap à une connaissance de ma bonne vieille ville du Havre, un certain Samba Diong, champion du monde de lutte dans sa catégorie, à qui j’ai servi de sparrin-partner quelques semaines auparavant — j’avoue avoir été très tenté de participer, ayant à l’esprit l’émission d’Arte où des sportifs d’autres pays n’ont qu’une semaine pour apprendre une nouvelle discipline de combat et la mettre en pratique à la fin. Mais le tournage de mon clip m’y a fait renoncer : ce sera pour une prochaine fois. Celui-ci nous fait d’ailleurs passer de zone urbaine à rurale, comme ce pont séparant le centre-ville de la campagne sous lequel des bateaux d’un autre âge sont amarrés. C’est sur ce genre d’embarcation que partent les candidats à l’immigration. Une sorte de chalutier en bois à la peinture écaillée. L’un d’entre eux me rappelle ce bateau de Rohingya bloqué au large durant plusieurs semaines, sans vivres, car indésiré par la Thaïlande et la Malaisie.
« Une sorte de chalutier en bois à la peinture écaillée. L’un d’entre eux me rappelle ce bateau de Rohingya bloqué au large durant plusieurs semaines. »
Nous sillonnons la campagne birmane, où chapeaux coniques de cultivateurs se mêlent aux seaux des porteurs de pierres de la nouvelle voirie. Un métier pénible qui respecte moins les corps des ouvriers que la parité puisque de nombreuses femmes sont en charge des travaux. Tableau insolite au beau milieu d’une forêt de palmiers : un hélicoptère de guerre complètement bâché, gardé par une demi-douzaine de soldats lourdement armés. Depuis la remorque de mon taxi-brousse, je dévisage les motocyclistes qui tentent de nous doubler — les visages de l’État du Rakhine sont pour la plupart chaleureux, souriants avec les étrangers que nous sommes. Les enfants nous saluent depuis le bord de la route. D’autres restent circonspects. Nous traversons un village anciennement rohingya, dont certaines ruines subsistent et laissent deviner des affrontements récents. Les Rohingya qui vivaient ici sont désormais des « IDP ». Le village fut repeuplé et réorganisé : en témoigne la récente route toute asphaltée. N’importe qui passerait ici, sans être briefé par quelqu’un du coin, trouverait l’endroit pittoresque… Dernière déambulation avant le check-out. Nous retournons au centre-ville afin de saisir l’atmosphère du marché de Sittwe. Perpendiculaire à la digue, il tient sur deux rues principales ; colorées par les stands des maraîchers et autres épiciers, certaines de ses rues sont pavées par de gros cubes de pierre où les nids de poules constituent la norme. Les cyclo-pousses n’ont toutefois aucun mal à parcourir les voies de long en large. J’emprunte le deux-roues — muni d’une carriole sur le côté du pédaleur — d’un homme assez âgé, le visage marqué. Mon arrière-train d’Afro-Européen aura du mal à s’insérer dans le « fauteuil » passager, si bien que je garderai une jambe tendue pour que toute la matière s’encastre correctement (me conférant un aspect faussement décontracté…).
Le marché se termine sur la digue où l’air salin ne parvient pas à masquer l’odeur poisseuse des centaines de prises du jour. Une empreinte olfactive que rien ne semble pouvoir faire disparaître. Le vol vers Yangon est retardé de trois heures ; rendez-vous est donné à toute l’équipe à Sule Pagoda, quartier populaire de Rangoun, entre pagode bouddhiste et mosquée bengalie. Endroit symbolique pour sceller notre voyage. L’approche des séparations se fait ressentir dans les déclarations des uns et des autres. La sincérité peut se lire dans les plissures aux coins des yeux. On se promet de se revoir au plus vite, d’être de la prochaine expédition… Cette journée ne se terminera que vingt-quatre heures plus tard, à Paris, où les décorations de Noël habillent chaque réverbère depuis les hangars de Paris-Charles de Gaulle. En partant comme observateur dans un convoi humanitaire, je savais que j’allais être confronté au contraste que le tiers-monde exerce sur nos modèles de société. Mais revenir des camps de Rohingya en période de fêtes, c’est verser le contenu d’une bouilloire sur un pare-brise verglacé. En plein rush de la course aux cadeaux où les chariots de la grande consommation sont bondés, je ne pouvais chasser de mon esprit les charrettes artisanales à une roue dirigées par un bâton : l’essentiel du coffre à jouet rohingya. Je crois bien être revenu avec encore plus de questions que je n’en avais emmenées dans ma valise.
Crédit : Florin de France et Cheez NAN
Source : Revue Ballast - Publié le 08 février 2017 https://www.revue-ballast.fr/carnet-de-birmanie-rohingya-oublies/